C’est fait. Je n’ai pas traîné ! A minuit hier, je me suis inscrite à Pole emploi. Je savais que ce serait pénible. J’ignorais que ce serait si révélateur. Comment résumer les idées qui se sont bousculées sous mon crâne alors que je tentais de cocher les innombrables cases qui défilaient devant moi, de répondre à ces questions d’une angoissante et implacable précision. Etes vous en recherche d’emploi ? Euh merde ! ça commence mal. Oui certes, je m’inscris à Pole emploi donc oui, je « recherche » un emploi, mais en fait, non. Je veux créer mon emploi en créant mon entreprise. Et je sais que tu es formidable Pole emploi : tu permets aux gens comme moi de cumuler leur revenu issu de leur activité d’entrepreneur avec leurs indemnités pendant un an. Je te bénis Pole emploi pour cela. Alors en fait tu vois, à ta première question, je vais répondre « oui », mais je voudrais répondre « oui et non » ou « oui, mais » et là dès la première question, je suis dans la peau de Zezette épouse X : « ça dépend, ça dépasse ». Mais poursuivons : tu me demandes dans quel secteur je vais chercher, ce que je sais faire et là : stupeur devant les menus déroulants qui se déploient. Nom d’un chien Pole emploi, tu as tout prévu, rien ne manque à l’appel. Ce n’est plus une nomenclature, c’est un inventaire à la Prévert. Je croyais que dans notre pays, les employeurs cherchaient la polyvalence, l’adaptation, l’agilité. Naïve que j’étais. A rechercher dans ton interminable liste quelque chose qui se rapprocherait de la mécanique du cycle, je suis saisie de vertige. Parce que dans ces menus qui se déroulent alors, je ne peux choisir qu’une seule case. Je me mets à la place d’une personne qui cocherait « Logiciel système information géo », en voilà une spécialité pointue. Et cette « logique cablée », quelle spécialité est-ce donc ? Quel employeur cherche un spécialiste de « logique câblée » ? Qu’est qu’un logicien câblé ? pourquoi est-il demandeur d’emploi ? qu’a-t-il fait comme études ? Quel est son CV ? Et son avenir ? Vertige...
Ah mais poursuivons, ne nous laissons pas distraire : j’ai trouvé mon champ de compétences : mécanique du deux roues. Ah mais je sais faire bien peu de choses si j’en juge par ce que tu me demandes ensuite. Je ne sais pas « intervenir sur un side-car », ou « sur un moteur 3 cylindres ». Pas même sur du matériel de motoculture ! certes, naguère, il m’est arrivé de passer la tondeuse, mais ça, ça compte Pole emploi ?
Se dessine le long de cet interrogatoire lunaire la situation un peu délirante de ce pays au 3,5 millions de chômeurs : même s'il semble être passé à côté de ma singularité dès sa première question, Pôle emploi doit tout prévoir. Absolument tout. 3,5 millions de cas particuliers doivent entrer dans ces cases qui se multiplient à mesure qu’on les touche. Son questionnaire ressemble maintenant sur l’écran de mon ordinateur à un organisme vivant qui grandit par scissiparité, mais qui est menacé par le cancer, la prolifération incontrôlable de ses cellules. Fin de l’exercice. Pole emploi a conscience de ce que je viens de vivre, j’en suis sûre puisqu’il me demande de vérifier deux fois ce que j’ai rempli. Il est tard, j’ai un peu bu je l’avoue, mais je m’applique. On me propose un rendez-vous avec un conseiller, je l’accepte, puis je valide. Plein de sollicitude décidément, Pole emploi me propose maintenant d’estimer le montant de mes indemnités. Je ne m’y attendais pas, je suis touchée par cette attention. Il sait que je suis dans l’angoisse et l’incertitude. Il sait que malgré l’effort d’éclaircissement de ma situation que je viens de mener pour répondre à ses questions, je ne sais encore rien de l’essentiel : comment vais-je vivre désormais ? Pourrais-je payer mes factures ? Partir un peu en vacances ? Continuer à manger des légumes bio, boire des petits vins de qualité, me faire un petit resto de temps en temps… J’ai un peu honte, le confort du salariat me manque un peu, forcément, j’y ai pris de mauvaises habitudes… Alors soulagée, j’accepte sa proposition. Calculons ensemble Pole emploi ce que ta générosité (et mes cotisations depuis une trentaine d’années maintenant) m’accorde. Ah mais voilà que pour la première fois, ce n’est pas moi qui bugge, c’est lui. « Le service est momentanément indisponible ». Pole emploi toujours aussi civil "s’excuse pour la gêne occasionnée ». Je ne lui en veux pas… Je me sers un dernier verre et je vais me coucher.
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