C'est dimanche. Si tu te poses la question, cher lecteur, sache-le : oui, il y a encore des dimanches dans ma nouvelle vie de chômeuse. C'est que justement, je ne chôme pas. Cette nouvelle vie déborde, les journées sont trop courtes pour absorber toutes mes tâches. Je craignais le vide, la vacance. C'est le trop-plein.
Mes activités sont de deux ordres, bien différents : l'un se déroule à l'atelier, j'y ai les mains noires, les muscles endoloris, le sifflotement léger. Je répare des vélos. Le bouche à oreille fonctionne autour de mon petit cercle de connaissances : on me demande des miracles. On me commande ou m'apporte des vieux clous malades, des machines qui furent belles naguère, mais qui sont aujourd'hui toutes déglinguées. Les roues en acier piquées de rouille dansent la gigue autour de leur axe. Les câbles sont grippés dans des gaines hors d'âge, les poignées de frein branlantes pendouillent, inutiles, le pédalier gémit perclus de frottements. Je change des pièces, lubrifie des vieux dérailleurs, dévoile, redresse, démonte, nettoie, remonte. Puis j'essaie le vélo, je passe les vitesses : clic, clic, clic... ça roule ! Je suis joie et fierté, je peux aller me laver les mains...
L'autre ordre de mes activités a pour théâtre des lieux divers, mais essentiellement il se déroule face à cet ordinateur, élément naguère central de ma vie devenu soudain, enfin, plus accessoire. Il s'agit de l'élaboration de "mon business plan". Pourquoi cet anglicisme ? Je l'ignore. Je me doute qu'il s'agit d'une ruse visant à faire paraître sérieuse une activité un peu vaine. Car ce business plan tient de l'enquête certes, mais surtout de la com'. Taper business plan dans la barre de recherche de Google me le confirme : parmi les quelque "5 790 000 000 résultats" annoncé par le moteur de recherche, l'un affirme : "Le business plan est un véritable acte de foi du créateur d'entreprise". Et de fait, il s'agit de confirmer son intime conviction et d'en convaincre les autres. Un autre résume plus prosaïquement : "Faire un business plan est un passage obligé pour créer son entreprise". Impérieux, nécessaire, obligatoire, inéluctable, le business plan est mon fatum ! Remplir des cases, chercher et citer des chiffres, décrire mon projet, élaborer une "stratégie"... Bigre ! Je ne lance pas une start up ! Je veux monter un magasin de vélos. Un bouclard au coin de la rue où l'on pourra acheter un vélo et faire réparer le sien. Rien de très disruptif. Mais même ce petit bouclard, tout modeste qu'il soit, doit avoir son "business plan".
Il y a un mois, j'avançais bien sur ce passage obligé, et puis les heures d'atelier ont grignoté mon emploi du temps. Mon business plan est en carafe, il me faut l'admettre. Le "passage obligé" tourne à l'impasse, la ruelle mal fâmée, la venelle obscure où nul ne s'aventure plus.
L'atelier lui ne désemplit pas. De cette antre à l'équipement encore précaire, sont sortis de bien jolis bébés. Dès que je les vois, je les baptise, je ne peux pas m'en empêcher.
Voici Poupinette, trouvée dans une brocante en Mayenne, élégante dans sa petite robe noire, elle arbore sur sa jolie potence sa plaque d'identité, indiquant qu'elle appartenait à Melle Poupinet.
J'ai débarrassé Poupinette de ses roues d'origine en acier, bouffées par la rouille et dégotté pour elle de nouvelles roues en aluminium, inoxydables et plus sûres. Dans l'opération, Poupinette a gagné 2 pignons supplémentaires. Il a bien fallu faire un peu violence à son cadre pour y introduire la nouvelle roue arrière, de 4 millimètres plus large que la précédente. Comme un accouchement à l'envers, Poupinette a d'abord résisté, puis accepté cet effort que je réclamais d'elle. J'ai dégotté le dérailleur idoine. Clic clic clic : les vitesses passent sans effort. Poupinette est repartie pour quarante ans. Rendre sa jeunesse à cette élégante dame entre deux âges, guettée par l'usure, trop vite délaissée, m'est apparu comme un symbole de ma vie-même : moi comme elle, au mitan -au mieux !- de ma vie, je me requinque, me remet en état, resserre mes boulons, et je repars, plus vive encore que dans ma vie précédente...
Voilà aussi Cassius que j'ai longtemps cherché pour satisfaire une commande bien particulière : un ancien vélo à cadre ouvert, mais suffisamment grand pour que son propriétaire qui mesure 1,80 m s'y sente à l'aise. Il le voulait beau et confortable. Il le sera.
Pour faire de Cassius une machine qui tourne, j'ai dû remplacer ses freins défaillants et remettre en état son moyeu arrière qui abrite trois vitesses. J'ai dû récupérer un garde chaîne métallique, le décaper, le repeindre, trouver une astuce pour l'installer sur ce cadre qui n'était pas prévu pour lui. Ce qui naguère m'aurait pris des semaines ne m'a occupé que quelques jours... Je progresse sans me lasser. Et je m'émerveille toujours devant ces mécanismes qui, des décennies après leur mise en service, n'attendent qu'un peu d'huile et de soins pour se remettre à fonctionner. Beauté d'une mécanique simple, faite d'engrenages, de billes, de câbles, de vis, de pièces ingénieusement agencées, remplaçables, solides, fiables... "Rien d'irréparable", comme le dit Pagnol à la fin de César.
Face à cet émerveillement inépuisable, mon business plan, lui, reste en souffrance. Forcément...
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